Je vais vous raconter l'histoire d'une gomme. Oui oui, vous avez bien entendu, d'une gomme. De celle que l'on trouve dans toutes les trousses, blanche et lisse à la rentrée scolaire, racornie et trouée au mois de juin. De celle qui produit d'abondantes "gommures" que les mamans aiment retrouver sur la nappe à l'heure du repas*. De celle qui se transforme à loisir en boulettes ou projectile pour amuser la galerie. De celle qui convoie des petits mots rédigés au stylo-bille et dont l'enveloppe cartonnée dissimule de minuscules antisèches. Bref, je parle de cette gomme-là. Maintenant, venons-en au fait : pourquoi vouloir raconter l'histoire d'une gomme ?
Il se trouve que vers quatorze ou quinze ans j'ai passé une batterie de tests qui, je suppose, avaient pour but premier de m'aider à choisir une orientation. J'ai le souvenir d'exercices de logique, de vocabulaire, d'une rédaction et d'un entretien où nous avons analysé ma "rose des vents"qui n'était à vrai dire pas très difficile à appréhender : un intérêt majeur pour les sciences, un intérêt tout aussi développé pour l'Art. Aucun des deux ne se dément aujourd'hui, même si plus le temps passe, plus je me demande si j'ai finalement choisi la bonne orientation.
La rédaction, ou ce qui en tenait lieu, consistait à écrire l'histoire d'une "gowm". Je le confesse : en entendant les consignes, nous nous sommes tournés les uns vers les autres, l'air perplexe, puis quelqu'un s'est dévoué et a posé la question qui brûlait les lèvres de chacun d'entre nous :
- L'histoire d'une quoi ?
- D'une gowm ! Bah ! Vous savez tous ce que c'est qu'une gowm, non ? a insisté la surveillante.
- Euh oui, bien sûr enfin... c'est-à-dire ?
- Et bien une gowm ! Vous en avez tous une dans la trousse !
Soudain, la lumière a surgi dans un coin de nos méninges et un élève s'est exclamé :
- Mais oui, elle veut dire une gomme ! L'histoire d'une gomme !
- Ahhhh, avons-nous repris en choeur, une gomme !
- Oui, c'est ce que j'ai dit : une gowm, a-t-elle conclu.
Diantre, l'histoire d'une gowm ! L'épreuve durait une quinzaine de minutes ; il ne fallait donc pas traîner, surtout lorsque comme moi, on écrit lentement. L'imagination a jailli de suite : au bout de quelques minutes, j'avais déjà en tête plusieurs aventures à faire vivre à cette brave petite gomme ; cependant il me fallait en choisir une promptement et la poser sur le papier. Peu avant la fin du temps imparti, enthousiasmée par la rédaction de ce conte, j'ai hasardé un regard sur la copie de ma voisine. Celle-ci peinait manifestement à démarrer son récit : il n'y avait qu'une ligne et demie sur sa copie et cela parlait d'un "élève qui avait passé sa gomme à son voisin en cours d'anglais". Je me rappelle encore avoir été emplie d'une certaine commisération à ce moment-là, non pas parce que cette adolescente n'arrivait pas à répondre aux exigences de l'énoncé, mais parce que ses quelques mots montraient à quel point elle était ancrée dans le quotidien et incapable de s'en extraire. Or à cette époque déjà j'avais compris combien l'imagination se révèle puissante lorsqu'il s'agit d'habiller un quotidien terne de parures plus colorées. Depuis de longues années je vivais une double vie en rêve, que dis-je, une double, triple, quadruple vie ! Je regrettais amèrement que la vie fût si courte et que le temps passé sur Terre ne me permît pas d'aller au bout de tout ce que j'avais envie de réaliser. Vivre une seule et unique vie m'apparaissait comme assommant et passablement étriqué ; aussi m'évader quotidiennement de la triste réalité du lycée pour me lancer dans d'autres aventures s'était-il au fil du temps imposé comme une évidence.
Hélas, au moment du ramassage des copies, j'en étais encore à décrire le sauvetage de la petite gomme tombée dans un caniveau un jour d'orage, et je n'avais plus le temps d'achever le récit, et cela me laissait avec un vif sentiment d'insatisfaction. Lors de l'analyse de mon dossier, j'ai tenté de raconter la fin de l'histoire de vive voix mais cela n'intéressait manifestement pas l'analyste à qui ma composition avait fourni suffisamment d'éléments pour me placer dans la catégorie "artiste en herbe". Je crois n'avoir jamais raconté à personne le dénouement de l'histoire, même si chacun sait qu'un conte digne de ce nom se termine généralement par une morale à la Jean de La Fontaine : "et [elle] jura, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus". Aussi ai-je décidé de vous raconter dans le prochain article l'histoire d'une gomme. Le scénario est d'époque, en revanche la narration est d'aujourd'hui, car je n'ai pas été autorisée à conserver mon brouillon après les tests. Je peux cela dit vous assurer que vous ne perdez pas au change...
En attendant, pour les curieux oisillons qui se demandent à juste titre : "mais pourquoi est-ce que la gomme efface ?", voici l'explication de ce phénomène [1] : lorsque l'on écrit sur une feuille avec un crayon de papier, la mine en graphite de ce dernier use la surface du papier et y dépose des particules de graphite, qui se retrouvent ensuite emprisonnées dans les fibres du papier. La gomme en caoutchouc arrache tout simplement les particules emprisonnées dans les fibres avant de les éliminer sous forme de "gommures", un mélange de caoutchouc et de carbone. Ce faisant, les mots sont effacés, la gomme s'use, et la feuille aussi !
* Petit clin d’œil à ma propre maman qui m'a fait la guerre des années durant au sujet des "gommures" que je laissais traîner partout.
En attendant, pour les curieux oisillons qui se demandent à juste titre : "mais pourquoi est-ce que la gomme efface ?", voici l'explication de ce phénomène [1] : lorsque l'on écrit sur une feuille avec un crayon de papier, la mine en graphite de ce dernier use la surface du papier et y dépose des particules de graphite, qui se retrouvent ensuite emprisonnées dans les fibres du papier. La gomme en caoutchouc arrache tout simplement les particules emprisonnées dans les fibres avant de les éliminer sous forme de "gommures", un mélange de caoutchouc et de carbone. Ce faisant, les mots sont effacés, la gomme s'use, et la feuille aussi !
* Petit clin d’œil à ma propre maman qui m'a fait la guerre des années durant au sujet des "gommures" que je laissais traîner partout.
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