Bonjour à tous !
En faisant un peu de tri dans de vieux papiers, j'ai retrouvé une nouvelle que j'avais écrite au lycée et qui s'intitulait Ar Karrig Gwenn an Ankou (La Charrette Blanche de la Mort). J'étais alors en seconde et j'écrivais en cachette, dissimulant les pages manuscrites sous mes devoirs chaque fois que ma mère traversait la cuisine.* Je griffonnais également des Faucheuses un peu partout dans mes cours et je dois reconnaître que ce personnage mythique me faisait forte impression.
J'ai ressenti quelque chose de troublant en relisant ces pages noircies de cette écriture ronde qui caractérise mon adolescence. Il y avait certes de la nostalgie et une pointe d'attendrissement. Mais il y avait aussi de l'étonnement et de l'admiration, car déjà à l'époque mon langage était soutenu, émaillé de mots précis et recherchés, le tout fondu dans un récit mêlant passé simple et imparfait du subjonctif. Les fautes d'orthographe étaient rares et la syntaxe respectée (dans les extraits qui suivent, je me suis limitée à rectifier l'orthographe). Il faut dire que je lisais beaucoup et que si l'on ne m'avait pas répété x fois d'éteindre la lumière et de dormir, j'aurais lu des nuits entières.
Autant vous prévenir de suite, cette nouvelle est inachevée : j'ai suivi une inspiration soudaine, quelques temps après j'ai ajouté un chapitre, et rapidement je suis passée à autre chose : j'étais adolescente. Comment aurais-je pu imaginer à l'époque la place incontournable qu'occuperait l'écriture dans ma vie d'adulte ? Je tenais un journal intime, c'était amplement suffisant !
Néanmoins, je n'ai jamais oublié cette nouvelle, parce que c'était ma toute première et qu'il me semblait que l'idée générale, quoiqu'un peu naïve compte-tenu de mon âge, mériterait d'être approfondie, retravaillée, et pourquoi pas convertie en un roman fantastique (il s'agit d'ailleurs d'un projet en cours). Aussi ai-je décidé de la partager avec vous, en plusieurs articles, et en troquant pour une fois mon identité de bloggeuse pour mon nom d'auteur.
Bonne lecture !
*Maman, je sais que tu me lis : il y a prescription maintenant ! :-)
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Ar Karrig Gwenn An Ankou
par Camille Saint-Martin
« -
Et ainsi, je n’ai jamais pu savoir laquelle des deux était le plus
coupable : ma femme, ou l’Ankou ! »
Tous
s’esclaffèrent. L’idée que l’Ankou eût pu exister ne les
avait jamais effleurés et ils s’en moquaient sans retenue. Seul un
jeune homme brun, se tenant droit dans son fauteuil, dans un coin de
la pièce, ne riait pas. La mâchoire serrée, il contemplait
l’assistance d’un regard sévère et ne semblait pas du tout
apprécier la conversation. De ses mains posées sur ses genoux
s’échappait un crucifix pendu au bout d’une chaîne et qui,
frôlant le sol, s’était bizarrement retourné, sans doute attiré
par un magnétisme inconnu. Le maître de maison s’aperçut de cet
abandon et invita le jeune homme à se joindre à eux en lui
reprochant amicalement sa froideur. Ce dernier répondit :
-
Veuillez m’en excuser, mais je ne comprends pas très bien ce jeu
qui consiste à raconter des histoires personnelles dans le seul but
de critiquer une divinité.
-
Et quelle divinité ! répondit quelqu’un. La plus infâme,
stupide et satanique créature du Diable !
-
Permettez-moi de vous demander, monsieur, ce qui vous pousse à dire
de telles insanités. Vous n’avez jamais dû vous retrouver face à
face avec elle, vous !
-
Pardonnez mes paroles maladroites, cher ami, mais n’est-ce pas là
la clé de l’intelligence humaine, que de réfléchir et d’imaginer
les choses abstraites de la métaphysique ? De plus, entre nous,
qui a déjà vu l’Ankou ? Personne car l’homme
triomphe toujours de…
Un
vague murmure d’assentiment remuait la société, mais le jeune
homme, blême de rage et se contenant, le coupa :
-
Un instant s’il vous plaît ! Vous dites que l’homme triomphe
toujours, mais... Que sont devenus vos ancêtres avant d’être portés
en terre, sinon qu’ils l’ont vue, elle ?
Le
trouble s’installa dans le salon. Que venait donc faire ici cette
personne qui, osant défier l’ordre établi par la religion,
proclamait ouvertement la supériorité diabolique et l’abaissement
humain, et s’affichait aux côtés de l’Ankou ? Ses paroles
jetèrent un froid dans l’assemblée et chacun commença à le
regarder d’un air méfiant.
Le
maître de maison brisa le silence :
-
Je comprends votre idée ; cependant je pense, et chacun ici
acquiescera en conséquence, que la mort n’est pas une fin en soi ;
elle est le passage à un monde nouveau, un monde meilleur, pour ceux
qui le méritent. Aussi n’est-ce qu’une image. Je me refuse
toutefois à être si catégorique en disant : « la mort
n’existe pas », mais j’affirme que la mort telle qu’on se
la représente - cette faucheuse - ne saurait exister, sous peine
d’être connue. Qui donc est invisible ? Je vous le demande !
ajouta-t-il en riant.
Son
intervention suscita un regain d’admiration de tout le monde et fut
saluée par un tonnerre d’applaudissements. Lorsque la faible voix
du jeune opposant tenta de percer le tumulte général, ce fut en
vain et celui-ci dut attendre la fin de l’ovation de son rival.
-
Déplorable condition de l’ignorance ! Vous ne connaissez pas
l’Ankou, et vous osez soutenir qu’elle n’existe pas ?
Diable ! Pour qui vous prenez-vous ? ricana-t-il.
-
Un peu de respect, jeune homme ! tonna un vieil homme.
-
Laissez, laissez, je le pardonne, répondit le maître de maison
calmement, ce garçon m’intéresse au plus haut point. Continuez !
-
Merci, dit-il en regardant d’un air sournois le moralisateur qui
lui lança des regards de haine et bouda. La société est ainsi
faute qu’on ne sait jamais de quoi sera fait le lendemain. Tenez,
prenons un exemple : la liberté d’expression est reconnue
depuis 1789. Cependant, croyez-vous qu’elle soit appliquée ?
Quand je vois les regards meurtriers que me lance ce monsieur,
permettez-moi d’en douter. Et qui sait, peut-être y a-t-il quelque
part dans cette ville un revanchard qui attend le moment propice pour
me sauter à la gorge. C’est pourquoi, dans l’incertitude
actuelle où nous sommes, n’affirmez que ce dont vous êtes
tout-à-fait sûr. Vous connaissez la force de la vengeance humaine,
mais votre cerveau limité n’est en aucun cas capable d’imaginer
celle de la vengeance du Diable ! Vous qui n’êtes à l’abri
de rien, prenez garde à vous car vous êtes maudits. L’Ankou rôde
tout près de vous, et…
L’entretien
fut coupé par le long soupir de la maîtresse de maison qui
s’évanouit. Pendant que son mari et un abbé avaient toutes les
peines du monde à la ranimer sous les yeux effarés de toute la
compagnie, l’orateur écarta légèrement son chapeau, laissant
entrevoir son front. Ce geste n’échappa point à la fille de la
maison qui y aperçut un tatouage, blêmit, et s’évanouit à son
tour, ajoutant à la confusion générale. Ce tatouage n’avait rien
d’extraordinaire : d’encre noire brillante, il était formé
d’un triskell, d’une faux et d’une croix renversée, le tout si
finement entrelacé qu’il était quasiment impossible d’en
distinguer les composantes au premier coup d’œil. Mais la
demoiselle l’avait déjà aperçu sur la couverture d’un livre
interdit qu’elle n’avait jamais osé lire, son éducation lui
défendant de remettre en question sa religion première.