AR KARRIG GWENN AN ANKOU
Par Camille Saint-Martin
Au matin, Mme Lebras,
s’inquiétant de ne pas voir descendre son mari à déjeuner, monta chez lui. Elle
frappa mais personne ne lui répondit. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle
s’aperçut que monsieur était encore couché ! Et quelle ne fut pas celle de
leurs gens lorsqu’ils entendirent crier madame. Et il y avait de quoi !
Dans la pièce sombre aux rideaux tirés, on ne voyait guère que les quelques
lueurs blafardes qui traversaient les persiennes. Mme Lebras, en entrant, en
fut l’involontaire victime. Elle s’approcha de son mari, s’agenouilla près de
son lit et, le voyant assoupi, posa un doux baiser sur son front. Il était
glacé ! Effrayée, elle se précipita, ouvrit les rideaux et découvrit
monsieur convulsionné, pâle. Ses grands yeux ouverts regardaient dans le vide
et un filet de sang noir s’écoulait de sa bouche. De sa main crispée
s’échappait une lettre. Madame s’en empara, la parcourut rapidement des yeux,
pâlit et s’effondra à son tour.
La bonne, Marie, se précipita
chez Mademoiselle pour lui annoncer la mauvaise nouvelle mais elle recula
d’horreur : il semblait en effet que cette dernière avait subi le même
sort que ses parents. Alertés, tous les domestiques se réunirent dans la
chambre de leurs maîtres et la lettre passa de main en main. On fit venir le
médecin de famille et il fut établi que les défunts avaient succombé à une
crise cardiaque, à l’exception de la fille qui s’était visiblement donné la
mort en ingérant une forte dose de poison.
***
Les émotions de la soirée ne l’avaient guère laissée en paix, et lorsqu’elle s’était couchée, ne trouvant pas le sommeil, la jeune fille avait envoyé quérir sa Bible. Et là, comme Saint Pierre, elle avait renié sa foi. L’état d’extrême anxiété dans lequel le jeune homme l’avait menée dépassait toutes les attentes, toutefois elle ne pouvait repenser au jeune sataniste sans que dans son cœur un peu de tendresse ne se mêlât à sa bonté naturelle. Le tatouage en particulier l’obsédait. Du bout de sa plume elle le grava dans le bois de son lit, et au bout de sa vie elle le grava à jamais dans son cœur.
Mais soudain, elle eut honte de
sa conduite. Elle hésita, se demanda s’il ne valait pas mieux suivre le chemin
éternellement routinier prescrit par l’Eglise. « Mais non ! C’est
encore une fois par le fanatisme que le bât blesse. » Elle avait compris
que sa religion l’avait menée beaucoup trop loin. Elle aurait tant aimé revoir
ce jeune homme qui lui avait si bien ouvert les yeux. A bien y repenser, sa
terreur était injustifiée ; d’ailleurs elle n’osait s’avouer que la vue de
ce garçon si bien fait, son air à la fois altier et révolté, si naturel et si
mystérieux, son intervention obscure, la malédiction proférée avec autant de
gravité que si elle se fût exhalée d’une tombe, ne l’avaient pas laissée
indifférente. Elle savait maintenant : elle l’aimait, et elle allait
suivre sa voie ! En laissant tout tomber, elle vivrait de méditation et de
messes noires, en bon disciple.
Elle balança avec humeur sa Bible
dorée qui alla atterrir dans la cheminée où, par chance, le feu était éteint.
Lorsqu’elle se ravisa, sa pensée vagabonde avait déjà fait trop de
dégâts : « Qu’ai-je donc fait ? J’ai renié, j’ai blasphémé, j’ai
maudit le Seigneur mon Dieu qui ma vue naître, et sans lequel je ne peux pas
vivre ! Je ne mérite pas le Paradis, je ne mérite même plus de
vivre. » Elle regretta ses actes mais sa sincérité était ailleurs. Son
cœur aussi. Une phrase lui revint : « Le temps s’était arrêté,
emportant avec lui les cris d’un nouveau-né, la vengeance divine et l’ultime
plaisir d’une messe noire. » Cette phrase revenait sans cesse, l’obsédait.
Elle souffrait de son incapacité à faire face aux situations les plus
inextricables, mais aussi de ce début de cœur brisé que ressentent parfois les
amoureux lorsqu’ils sont trop heureux, cette envie de pleurer qui vous prend,
vous entraîne dans son tourbillon, cette fatalité qui vous précipite sur le roc
avec une force à fendre le granit… Ne sachant quoi faire, une seule et unique
échappatoire lui apparaissait : mettre fin à ses jours.
Elle alla à sa commode préférée
et ouvrit un petit tiroir secret avec une clé qu’elle portait toujours en son
sein. Elle en sortir une fiole verdâtre que jusque là elle avait toujours
jalousement conservée. Cette fiole, quoiqu’un peu poussiéreuse, avait préservé
sa couleur d’origine, un mélange de vert ancien, de bleu azur et de
jaune-orangé ; une perle en guise de fermoir ; plus bas, sous le
goulot miroitait une bague en argent sertie d’une autre perle, plus petite
cette fois. Cette bouteille était d’une simplicité et d’un raffinement exquis,
mélange de colère, de résignation, de honte et de tristesse. De l’autre côté
était gravé un mot qui avait dû être recouvert d’argent pur, mais n’en
apparaissait que plus pâle à présent : POISON.
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