AR KARRIG GWENN AN ANKOU (suite)
Par Camille Saint-Martin
Face à toute cette agitation, le
jeune homme ne bougeait pas, un sourire narquois aux lèvres. Enfin, le maître
de maison se releva et, avec une terreur mal dissimulée, lui dit :
- Allez-vous en, monsieur, vous
en avez assez fait pour aujourd’hui. Et ne vous avisez plus de remettre les
pieds ici. Mon salon est un lieu d’échanges censés et non un rendez-vous de
satanistes fous !
Le jeune homme éclata de rire et
répondit :
- Ne cherchez pas à vous donner
une contenance, vos mains tremblent. Vous êtes terrorisés et il y a bien de
quoi. L’Ankou rôde parmi vous et personne ne sait derrière qui elle se
cache ; peut-être votre fille s’est-elle sentie visée par mes paroles et a
préféré jouer la comédie pour s’éviter la haine paternelle. Peut-être est-ce en
la personne de votre femme ou de l’abbé qui aurait retourné sa croix, ou bien
peut-être même de vous, que le Diable se cache. Pourquoi n’auriez-vous pas
invité une foule dans vos appartements pour mieux les entraîner dans un cercle
diabolique ? Mais, pardonnez-moi, je divague et je m’emporte. En tous les
ca, vous particulièrement, monsieur, êtes maudit et avec vous toutes votre
famille et vos amis, et la Terre entière ! Ha ha ha, vous aviez mésestimé
le pouvoir de l’Ankou et elle déteste que l’on se moque d’elle. Maintenant elle
veut se venger. Non, mademoiselle, ces larmes sont inutiles, il n’est plus
temps de vous lamenter, elle sera là d’un instant à l’autre. Vos ancêtres l’ont
subi avant vous : à vous maintenant de connaître le châtiment
suprême ! Sur ce, je vous laisse à votre triste sort !
Il salua, découvrant un peu plus
son étrange tatouage, et sortit. La panique s’était définitivement installée
dans l’assistance et ce départ ne soulagea personne.
De retour chez lui, l’obscure
prophète s’enferma dans son cabinet, s’assit à une superbe table Louis XVI
sculptée et dont le dessus était orné de cuir noir bordé de dorures, superbe à
l’image de ses appartements, et penchant sa mignonne tête brune, se mit à
écrire comme si de rien n’était. Il n’avait pas quitté son crucifix et
songeait, la plume au doigt, à ce qu’il venait de faire. Non, il fallait qu’il
se justifie, sinon les victimes allaient le prendre pour un fou. L’effet de son
discours serait alors raté et ces dernières recommenceraient à se moquer de
l’Ankou dont il voulait faire respecter la justice, seul garante sur Terre.
Certes, sa conduite était
indigne, il s’était emporté, mais comment aurait-il pu autrement supporter
l’infâme description du plus merveilleux maître qui existât à ses yeux ?
« La plus infâme, stupide et satanique créature du Diable. » Ces mots
lui revenaient sans cesse à l’esprit, aggravant à chaque instant la profonde
blessure qu’avaient fait ces insultes, autant à son amour-propre qu’à l’Ankou
elle-même. Les idées se bousculaient dans sa tête. Quelques bribes de
catéchisme lui revenaient, de temps à autre, et il pensait : « encore
une invention de gens qui n’envisagent qu’une facette de la vie qu’ils
proclament arbitrairement le Bien, et qui pensent que le reste ne vaut pas la
peine d’être vécu car c’est le Mal. Comment peut-on être assez crédule pour
croire des âneries sans être sûr qu’elles soient, ou bien véridiques, ou bien
le contraire de la réalité des choses ! »
La nuit tombait, la lune
projetait des lueurs blafardes sur les murs et éclairait son front d’écolier
appliqué à une page d’écriture. La flamme de la bougie chancela puis
s’éteignit, mais il continua sa lettre, semblant peu préoccupé par son
environnement. Lorsqu’il se redressa il faisait nuit noire ; tout était
sombre et seul son tatouage luisait dans l’obscurité. Machinalement il se leva,
cacheta son message qu’il alla glisser sous la porte de son ancien hôte.
Quoique la distance entre les deux fût négligeable, il prit le temps de flâner
dans quelques rues avoisinantes en contemplant les crêtes sombres du Mont
Frugis qui se profilaient au loin. Puis il rentra.
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