Après quelques semaines difficiles tant physiquement que moralement, je vous propose un texte que j'ai écrit à l'origine pour m'aider à canaliser la colère et la frustration qui m'habitent, et qui finalement s'est transformé en un témoignage de la difficulté qu'il peut y avoir à vivre la douance, à être ce que certains appellent un zèbre.
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Etre un zèbre, pour moi c’est
avant tout être seule. Seule, sans soutien, incomprise, mal jugée et surtout
impuissante à faire entendre ma voix ou communiquer ma détresse.
Avez-vous une quelconque idée de
combien il est difficile de vivre dans ma peau ? De recevoir en permanence
des tonnes de stimuli hors sujet ? D’être agressée par les bruits, les
lumières, les odeurs, les situations ? D’être constamment assaillie par de
virulentes émotions qui, si vous n’arrivez pas à les canaliser, finissent par
déferler en vagues violentes sur vos interlocuteurs ?
Etre zèbre, c’est étouffer dans
le cadre étriqué dans lequel la société nous cantonne, c’est dépenser une
énergie folle à faire semblant pour ne pas se trahir ni aller au-devant des
problèmes, c’est rêver d’un monde où l’on pourrait être soi-même en définissant
ses propres règles, en s’affranchissant de ces mythes et récits collectifs qui
sont censés fédérer toute l’humanité, mais ne font qu’accentuer le fossé qui nous
sépare des normo-pensants.
Etre zèbre, c’est se sentir en
décalage perpétuel avec le monde qui nous entoure, c’est être désespérément
seule au milieu de la foule, au sein de sa famille, dans son couple. Et
surtout, c’est voir le quotidien avec un regard que personne ne peut réellement
comprendre et dont personne ne veut partager avec nous la gravité.
Etre zèbre, c’est aussi aligner
les nuits d’insomnie parce que le cerveau ne veut pas arrêter de fonctionner,
parce qu’en parallèle de la musique qui tourne en boucle et des images sans
rapport qui défilent, il y a aussi des idées et des souvenirs qui circulent,
des doutes, des réflexions et des commentaires. Sur le passé, sur le présent,
sur l’avenir.
Etre zèbre, c’est porter un
regard lucide sur les hommes et les événements, mais c’est aussi être fidèle à
ses principes. Nous mettons donc le doigt là où ça fait mal et nous
nous attirons les foudres de tous ceux qui ont depuis longtemps connaissance du
problème mais qui, pour des raisons totalement incompréhensibles, s’accommodent
de semi-vérités, de certitudes bancales, et n’affectent qu’une honnêteté de
façade.
Chaque jour, je me tiens au
milieu de mes collègues de bureau qui plaisantent et rient à gorge déployée de
choses qui ne sont pas drôles, qui discutent avec sérieux de sujets futiles ou
frivoles, et qui essaient tant bien que mal de créer une pseudo-camaraderie à
grand renfort de jovialité consensuelle et de confidences factices. Je me tais,
je supporte leurs braillements et leurs gesticulations puis, quand j’ai mal à
la tête (ou aux oreilles), je finis par retourner dans mon bureau et fermer la
porte. Parfois, je ne sors pas du tout et la pause café disparaît, à l’instar
de la pause déjeuner. Bien entendu, ce comportement est jugé inapproprié par
certains collègues qui me reprochent de ne faire aucun effort pour entrer dans
le moule et développer le team spirit.
Ainsi donc, il est acceptable,
voire même bien vu, de gueuler sur ses subordonnés ou de quitter une réunion en
claquant la porte, par contre le moindre mouvement d’humeur de ma part est
perçu comme inadmissible, voire sujet à remontrances. Les handicapés moteurs et
les femmes enceintes sont traités avec bienveillance et compassion - dans un
service quasi intégralement masculin, vous pouvez aisément imaginer le
redoublement d’attentions qui survient lorsque l’une de mes collègues enceintes
esquisse ne serait-ce qu’un geste - mais le zèbre, lui, est inexcusable. Il
faut dire que son handicap ne se voit pas. Oui, j’ai bien dit
« handicap » car être perpétuellement sur le point d’exploser
s’apparente pour moi à un handicap.
Il n’empêche que le zèbre est
in-ex-cu-sa-ble : il est trop fragile, il pense trop, s’écoute trop, il
s’inquiète pour rien, se fait des nœuds au cerveau. Et bien non ! C’est
précisément l’inverse : il en crève, de ne pas assez s’écouter, de prendre
sur lui pour se fondre dans la masse, de lutter en permanence pour se conformer
aux us et coutumes des normo-pensants qui ne sont tout simplement pas câblés
comme lui. Il souffre profondément de cette tiédeur du quotidien, de cette
mollesse de la société, et de cette image d’adolescent rêveur et indiscipliné
qui lui colle à la peau et le stigmatise. Il souffre de sa propre incapacité à
affirmer qui il est, et parfois même, avant d'en arriver là, de son incapacité à se
comprendre et à s’accepter, dans ses atouts comme dans sa fragilité. Il souffre
de sa révolte continuelle, de ses émotions envahissantes, ainsi que de son
impitoyable perfectionnisme qui le fait minimiser ses victoires et douter de
leur pérennité.
Mais par-dessus tout, ce dont il
souffre, ce n’est pas la posture accusatrice de son entourage, ce n’est pas ce
mur d’incompréhension qui se dresse quotidiennement entre lui et les autres, et
ce n’est pas non plus parce qu’il a continuellement conscience du temps qui
passe et de la Mort qui fauche*. Non, ce dont souffre le zèbre, c’est de son
éternelle solitude, cette solitude qui ne le quitte pas d’une semelle et s’attache
à tout ce qu’il entreprend.
* Ceci est une référence à un proverbe breton
bien connu : An amzer a dro, an Ankou a skò (Le temps passe, la Mort
fauche) An Ankou est depuis mon adolescence un fidèle compagnon de route qui n’est
jamais bien loin et que j’aime à faire intervenir dans la quasi-totalité de mes écrits.