vendredi 27 avril 2018

La revanche de l'Ankou - Partie III (French-speakers only)

AR KARRIG GWENN AN ANKOU
Par Camille Saint-Martin


Au matin, Mme Lebras, s’inquiétant de ne pas voir descendre son mari à déjeuner, monta chez lui. Elle frappa mais personne ne lui répondit. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle s’aperçut que monsieur était encore couché ! Et quelle ne fut pas celle de leurs gens lorsqu’ils entendirent crier madame. Et il y avait de quoi ! Dans la pièce sombre aux rideaux tirés, on ne voyait guère que les quelques lueurs blafardes qui traversaient les persiennes. Mme Lebras, en entrant, en fut l’involontaire victime. Elle s’approcha de son mari, s’agenouilla près de son lit et, le voyant assoupi, posa un doux baiser sur son front. Il était glacé ! Effrayée, elle se précipita, ouvrit les rideaux et découvrit monsieur convulsionné, pâle. Ses grands yeux ouverts regardaient dans le vide et un filet de sang noir s’écoulait de sa bouche. De sa main crispée s’échappait une lettre. Madame s’en empara, la parcourut rapidement des yeux, pâlit et s’effondra à son tour.

La bonne, Marie, se précipita chez Mademoiselle pour lui annoncer la mauvaise nouvelle mais elle recula d’horreur : il semblait en effet que cette dernière avait subi le même sort que ses parents. Alertés, tous les domestiques se réunirent dans la chambre de leurs maîtres et la lettre passa de main en main. On fit venir le médecin de famille et il fut établi que les défunts avaient succombé à une crise cardiaque, à l’exception de la fille qui s’était visiblement donné la mort en ingérant une forte dose de poison.

***

Les émotions de la soirée ne l’avaient guère laissée en paix, et lorsqu’elle s’était couchée, ne trouvant pas le sommeil, la jeune fille avait envoyé quérir sa Bible. Et là, comme Saint Pierre, elle avait renié sa foi. L’état d’extrême anxiété dans lequel le jeune homme l’avait menée dépassait toutes les attentes, toutefois elle ne pouvait repenser au jeune sataniste sans que dans son cœur un peu de tendresse ne se mêlât à sa bonté naturelle. Le tatouage en particulier l’obsédait. Du bout de sa plume elle le grava dans le bois de son lit, et au bout de sa vie elle le grava à jamais dans son cœur.

Mais soudain, elle eut honte de sa conduite. Elle hésita, se demanda s’il ne valait pas mieux suivre le chemin éternellement routinier prescrit par l’Eglise. «  Mais non ! C’est encore une fois par le fanatisme que le bât blesse. » Elle avait compris que sa religion l’avait menée beaucoup trop loin. Elle aurait tant aimé revoir ce jeune homme qui lui avait si bien ouvert les yeux. A bien y repenser, sa terreur était injustifiée ; d’ailleurs elle n’osait s’avouer que la vue de ce garçon si bien fait, son air à la fois altier et révolté, si naturel et si mystérieux, son intervention obscure, la malédiction proférée avec autant de gravité que si elle se fût exhalée d’une tombe, ne l’avaient pas laissée indifférente. Elle savait maintenant : elle l’aimait, et elle allait suivre sa voie ! En laissant tout tomber, elle vivrait de méditation et de messes noires, en bon disciple.

Elle balança avec humeur sa Bible dorée qui alla atterrir dans la cheminée où, par chance, le feu était éteint. Lorsqu’elle se ravisa, sa pensée vagabonde avait déjà fait trop de dégâts : « Qu’ai-je donc fait ? J’ai renié, j’ai blasphémé, j’ai maudit le Seigneur mon Dieu qui ma vue naître, et sans lequel je ne peux pas vivre ! Je ne mérite pas le Paradis, je ne mérite même plus de vivre. » Elle regretta ses actes mais sa sincérité était ailleurs. Son cœur aussi. Une phrase lui revint : « Le temps s’était arrêté, emportant avec lui les cris d’un nouveau-né, la vengeance divine et l’ultime plaisir d’une messe noire. » Cette phrase revenait sans cesse, l’obsédait. Elle souffrait de son incapacité à faire face aux situations les plus inextricables, mais aussi de ce début de cœur brisé que ressentent parfois les amoureux lorsqu’ils sont trop heureux, cette envie de pleurer qui vous prend, vous entraîne dans son tourbillon, cette fatalité qui vous précipite sur le roc avec une force à fendre le granit… Ne sachant quoi faire, une seule et unique échappatoire lui apparaissait : mettre fin à ses jours.

Elle alla à sa commode préférée et ouvrit un petit tiroir secret avec une clé qu’elle portait toujours en son sein. Elle en sortir une fiole verdâtre que jusque là elle avait toujours jalousement conservée. Cette fiole, quoiqu’un peu poussiéreuse, avait préservé sa couleur d’origine, un mélange de vert ancien, de bleu azur et de jaune-orangé ; une perle en guise de fermoir ; plus bas, sous le goulot miroitait une bague en argent sertie d’une autre perle, plus petite cette fois. Cette bouteille était d’une simplicité et d’un raffinement exquis, mélange de colère, de résignation, de honte et de tristesse. De l’autre côté était gravé un mot qui avait dû être recouvert d’argent pur, mais n’en apparaissait que plus pâle à présent : POISON.

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