mercredi 13 janvier 2016

"Il est impoli de caricaturer Mahomet"

Mon attention s'est portée ce matin sur un article paru le 12 juin 2015 dans l'hebdomadaire italien l'Espresso, fondé par Eugenio Scalfari en 1955, et publié en version française dans Courrier International. [1] Dans cet article, l'incontournable écrivain Umberto Eco revient sur les attentats de Charlie Hebdo en janvier 2015 et, plus récemment, sur le refus du dessinateur Art Spiegelman (le célèbre créateur de Maus) d'illustrer la Une du New Statesman du 29 mai 2015 car le journal britannique refusait d'y placer l'une de ses caricatures de Mahomet. Il convient de préciser que la-dite planche avait été publiée dans plusieurs journaux occidentaux précédemment et que ce fameux numéro du New Statesman était consacré à la liberté d'expression. Umberto Eco, bien qu'ami d'Art Spiegelman et admirateur de son travail, exprime dans cet article son désaccord vis à vis de la position de ce dernier.

"Un principe moral veut que l’on évite de heurter la sensibilité religieuse d’autrui, et c’est pourquoi celui qui blasphème chez lui ne va pas blasphémer à l’église. On ne doit pas s’abstenir de caricaturer Mahomet par peur des représailles, mais parce que (et si le mot est un peu faible, je m’en excuse) c’est “impoli”. Et on ne devrait pas davantage caricaturer la Sainte Vierge, même si les catholiques réprouvent (du moins aujourd’hui) l’idée de massacrer les auteurs de ce type de dessins."

Revenant sur les attentats de Charlie Hebdo, Umberto Eco souligne l'amalgame qui a été fait spontanément entre le droit de s'exprimer librement et le droit de tenir des propos dont on sait pertinemment qu'ils vont provoquer la colère des interlocuteurs. Sans pour autant rendre justifiable la barbarie dont se sont rendus coupables les assassins.

"L’affaire Charlie a bafoué deux principes fondamentaux, mais il a été difficile de les séparer face à l’horreur perpétrée par ceux qui avaient tort. Il était donc juste de défendre le droit de s’exprimer, fût-ce de façon impolie, en affirmant “Je suis Charlie”. Mais si j’étais “Charlie”, je n’irais pas me moquer de la sensibilité musulmane ou chrétienne (ni même de celle des bouddhistes). Si les catholiques sont froissés lorsqu’on offense la Sainte Vierge, respectez leur sentiment – éventuellement, écrivez un essai historique prudent pour mettre en doute l’Incarnation. Et si les catholiques tirent sur quiconque offense la Sainte Vierge, combattez-les par tous les moyens."

Je suis pour ma part ravie qu'une grand voix comme celle d'Umberto Eco, dont j'apprécie par ailleurs immensément l'oeuvre, se soit élevée pour dire tout haut ce qu'un bon nombre de personnes pensent tout bas, à savoir que la liberté d'expression ne doit pas être invoquée à tort et à travers et qu'on ne gagne rien à titiller la sensibilité religieuse des gens. Bien entendu, aucune provocation ne légitime le recours à la violence, et ceux qui tuent au nom de leur sensibilité bafouée (ou d'un Dieu en général) doivent être combattus avec fermeté ; de même, la remise en question de dogmes vieux comme le monde est fondamentale quelle que soit la religion ou la théorie mise en jeu ; si l'on veut faire évoluer les modes de pensées, briser les tabous et fédérer des peuples autour de valeurs fortes, il faut pouvoir aborder librement les sujets qui fâchent. La question n'est pas là. La question est de déterminer où s'achève le dialogue constructif et où commence la provocation inutile.

Certains soutiendront qu'on ne peut brider la liberté d'expression sans la détruire et que la fameuse maxime "la liberté des uns commence là où s'arrête celle des autres" ne s'applique pas dans ce cas. Je comprends leur logique et, de manière sous-jacente, leurs craintes de voir les Etats préparer de plus en plus de lois pour surveiller ("protéger" en langage politiquement correct) leurs citoyens et nous amener graduellement à entrer tous ensemble dans un joli petit moule. Je partage leurs craintes et je trouverais effectivement scandaleux d'être poursuivie pour avoir posté sur le Net un commentaire critiquant par exemple la mainmise des banques sur nos sociétés. Mais parallèlement, il ne me viendrait pas un seul instant à l'esprit de publier des propos racistes ou haineux envers une communauté, d'appeler à la guerre, au massacre ou à toute autre forme de violence !

A mes yeux, les deux raisonnements sont distincts et c'est à moi, et non à l'Etat, de les concilier lorsque je m'adresse à un interlocuteur, à plus forte raison sur le Net où des traces écrites demeurent et sont consultables par tous. En pratique, cela revient à exprimer un avis sincère et soigneusement argumenté, avec des mots mesurés reflétant fidèlement sa pensée, en demeurant dans une attitude d'ouverture et de dialogue. Et en cas de conflit, de faire la démarche personnelle d'essayer de comprendre ce qui heurte la sensibilité de son interlocuteur, ce qui entre en contradiction avec ses valeurs et lui apparaît intolérable. Aucune loi ne va nous aider à mieux communiquer les uns avec les autres ! Tout ce que va faire la loi, c'est fixer arbitrairement des sujets à aborder ou à proscrire. Quelle aubaine ! Maintenant, dès lors que nous nous trouverons à l'intérieur du cadre, au mépris du ressenti de notre interlocuteur, nous pourrons lui flanquer au visage : "eh j'ai le droit puisque c'est la loi ! Et toc !" Belle victoire en effet pour la liberté d'expression !

Nous savons bien que le choix de l'interlocuteur est primordial si l'on veut que le message soit digéré et interprété comme il se doit. Or sur le Net, on ne sait jamais sur qui on tombe, et les esprits influençables ou les agitateurs qui font feu de tout bois sont légion. Raison de plus pour faire attention à ce que l'on raconte. En cela, j'interprète le texte de U. Eco comme une exhortation à la mesure, au respect et à la prudence. Celui qui s'approche volontairement d'un chien enragé et qui est assez fou (ou imprudent) pour lui tirer les oreilles en prime ne doit pas s'étonner s'il se fait mordre ! L'exaspération n'a pas de frontières, les nuances culturelles 

A lire également dans Courrier International l'excellent article d'Andrei Plesu, écrivain et philosophe roumain, qui plaide pour une liberté [d'expression] mesurée. Il rappelle que "les assassins [de Charlie Hebdo] n'ont aucune justification, aucun mobile, aucune circonstance atténuante", mais que parallèlement "l'idolâtrie de la liberté d'expression devient une licence dangereuse". Il en appelle à un questionnement individuel sur la responsabilité qui découle du droit et de l'usage de la liberté d'expression.

"Et, si nous avons le droit de risquer notre vie pour nos propres opinions, avons-nous aussi le droit de mettre en danger la vie des autres (qui ont éventuellement une autre opinion) ? L’administration intelligente et respectueuse de la liberté d’expression est un des problèmes auxquels est confronté un vrai professionnel. Si, pour faire de l’audience, on choisit l’obscénité, le kitsch, l’impertinence destructive, l’engagement “branché”, cela ne s’appelle pas exercer sa liberté d’expression, mais abuser d’elle et, finalement, cela revient à compromettre un droit dont la conquête a été ardue et a nécessité de grands sacrifices." [2]

Source
[1]     Courrier International, n°1314, du 7 au 13 janvier 2016, pages 22-23.
[2]     Courrier International, n°1314, du 7 au 13 janvier 2016, pages 21-22.

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