mercredi 23 novembre 2016

Une réflexion en route - 1re partie: la perte de repères

Ce soir, j'aimerais partager avec vous le sentiment qui m'a envahie lorsque je suis arrivée à Salalah avant-hier, un sentiment fait d'une pointe de nostalgie et de multiples émotions entremêlées : incompréhension, malaise, honte, et agacement. Cela n'a rien à voir avec le fait que j'aie entamé ma dernière semaine de voyage, même si au demeurant ce constat est loin de me réjouir. Le fait est qu'en m'installant à l'hôtel après une traversée solitaire du désert et une nuit dans un motel plus que rudimentaire, j'ai pour ainsi dire atterri sur une autre planète, qui me rappelait vaguement quelque chose mais dont je ne comprenais ni la langue ni les codes : je suis d'un naturel adaptable, mais là j'ai totalement perdu mes repères. A vrai dire, ce n'était pas la première fois : l'an dernier déjà, en rentrant d'Oman peu avant Noël, il m'avait fallu du temps pour me réaccoutumer à la vie en France et surtout à m'intéresser de nouveau à ce que l'on considère chez nous comme prioritaire. La même difficulté survenait également à chaque fois que je revenais d'Afrique.

Ce qui s'est produit avant-hier est simple : pendant dix jours je m'étais immergée dans une culture que j'apprécie et respecte profondément, en dépit de valeurs et de coutumes légèrement différentes de celles que j'ai côtoyées en France. Je me sentais tellement à l'aise, en phase avec mon environnement, que j'avais l'impression d'être de retour chez mes parents. Mais soudain, j'ai découvert que l'endroit dans lequel j'allais passer quatre jours et quatre nuits ressemblait à s'y méprendre à... un Club Med version palace peuplé d'Allemands rondouillards qui déambulent en slip de bain jusque dans les parties communes (Dieu merci il n'y a pas d'option naturiste !). Et là j'ai fait un énorme blocage.

Pourtant, dans ce genre d'endroit, tout est fait pour satisfaire la clientèle la plus difficile. Sans même sortir du resort on peut trouver son bonheur : restaurants, bars et cafés, plages de sable fin, écoles de plongée, jet ski et autres activités aquatiques, magasins de souvenirs (je n'ai pas osé demander les prix), salles de sport, cours de tennis, spa, piscines et même des séances de zumba en plein air dispensées par une animatrice enthousiaste et énergique. Et visiblement, l'objectif est atteint, car l'endroit ressemble à une fourmillière d'Occidentaux bronzés qui déambulent à moitié nus entre la plage et l'hôtel et pour qui le soleil couchant évoque surtout la possibilité de faire des selfies "juste trop beaux". Mais... et Oman dans tout cela ? Où étions-nous au juste ? Croyez-moi ou non, sur le moment, j'étais incapable de répondre à cette question, nous aurions pu tout aussi bien nous trouver sur la côte méditerranéenne ou même dans le Golfe de Guinée.

Le lendemain matin, l'horreur a continué : les gens agglutinés autour du buffet, l'empressement à "réserver" son transat pour la journée, et partout cette espèce de suffisance qui appartient au conquérant ou plutôt dans ce cas précis à celui qui a les moyens de s'offrir le luxe. Au niveau vestimentaire c'était un véritable désastre : des dames d'âge mûr aux cheveux teints en rouge ou en bleu-vert, des associations douteuses de vieux shorts tiraillés et de Tshirt informes, les claquettes de station-service, et puis... cette vieille dame obèse qui est venue petit-déjeuner en maillot de bain noir, recouvert d'un poncho certes mais transparent... Elle semblait gentille, elle a plaisanté avec le serveur, mais tout de même... Je me sentais si mal au milieu de tout ce monde que je me suis mise à trembler, et j'ai lâché ma tasse de café à terre.

Pour retrouver la paix, il a fallu que je prenne la voiture pour aller visiter la partie Est de la région. La veille, il avait fallu que la nature reprenne ses droits avec le coucher du soleil, que les lieux se vident et que le silence se fasse, pour que je puisse enfin communier avec la mer, le ciel et le sable, en silence et dans l'intimité. Ce soir, je vous écris le coeur serein depuis ma chambre où j'ai fait monter une soupe de lentilles, mais tout de même, quelles bourrasques !

Il n'est pas évident de décrire les émotions qui se sont succédées ces derniers jours, mais il est clair qu'elles sont multiples. Il y avait tout d'abord une profonde incompréhension, doublée d'un sentiment d'inadéquation vis à vis de mon environnement. Je conçois parfaitement que la définition de vacances "réussies" (si tant est que ce concept ait un sens) diffère d'un individu à l'autre, mais les extrêmes ne sont pas forcément conciliables et je ne comprenais vraiment pas, en toute sincérité, ce que ces gens venaient faire là. Car tout cela me paraissait d'un ennui tel que je ne garantis pas que j'aurais tenu deux jours sans chercher à m'évader.

Le sentiment d'inadéquation quant à lui n'est pas nouveau et j'en ai déjà parlé sur ce blog : cette impression de ne pas être à ma place, de percevoir avec une acuité toute particulière des choses auxquelles les autres ne prêtent même pas attention, d'être envahie d'émotions puissantes et parfois invasives. Je n'y suis pas entièrement étrangère, j'ai conscience d'être en partie responsable de mon isolement. Et je reconnais que ma présence en robe longue et écharpe au milieu de ces vacanciers dont la bedaine débordait du maillot de bain avait de quoi surprendre.*

Il y avait en moi un certain écoeurement aussi car l'environnement en lui-même sonnait faux. L'architecture des bâtiments, vaguement arabisante, n'était-elle autre chose qu'un décor de cinéma ? Les employés du café turc étaient-ils vraiment turcs (non, bien sûr !) ou étaient-ce des pakistanais à qui l'on avait demandé de porter le fez ? Où donc alors se trouvait le salon où l'on pouvait boire un thé tout en observant des danseuses du ventre ? C'est bien connu, un séjour dans le monde arabe sans danse du ventre, c'est comme un café sans cardamome ou une caravane sans dromadaire. Cela dit, je ne critique nullement les propriétaires de l'hôtel car ils ne font que répondre aux attentes de leur clientèle.

La honte et l'exaspération sont venues ensemble, rien qu'en observant la tenue impeccable du personnel de l'hôtel face à l'accoutrement miteux de la majorité des touristes. Sachez d'ailleurs que depuis mon arrivée, j'ai dû plusieurs fois essayer de répondre à la question suivante : "La France est la nation de la haute couture, de la mode. Pourquoi donc les touristes français visitant Oman sont-ils aussi mal habillés ?" Que dire mis à part ce qui saute aux yeux : qu'au travail les gens s'habillent plutôt bien et qu'ils se lâchent en vacances ? Mais dans une culture où les gens soignent leur apparence pour sortir, ne serait-ce que pour aller au supermarché, cette raison sonne mal ; ainsi donc nos hôtes étrangers (où qu'ils soient) ne mériteraient pas que nous nous donnions la peine d'enfiler une tenue convenable ? Aie ! En général une deuxième question surgissait : "Pourquoi sont-ils mal habillés alors que toi tu portes de belles robes et des bijoux ?" Comment vous dire... Moi, c'est l'inverse : je profite de ma présence ici pour sortir toutes mes robes longues car je sais qu'ici ce sera apprécié, mais au boulot je viens en jean.

La honte que je ressentais n'était pas liée qu'au côté vestimentaire. J'avais clairement "un problème" avec ce concept de vacances. Ma pensée était celle-ci : si vraiment voilà tout ce que l'Occident a à exporter, ne soyons pas surpris que certains refusent en bloc tout ce qui vient de nous et que cela se termine en bain de sang. Certes, rien ne justifie le recours à la violence, mais je peux imaginer la détresse de celui qui voit ses traditions partir en lambeaux sous la poussée d'une pseudo-culture qu'il ne comprend pas, dont il n'a pas désiré la venue et dans laquelle il ne peut se reconnaître. Cela peut vous sembler simpliste, mais mettez-vous à la place d'un homme peu instruit qui n'a pas été plus loin que son village ou sa région ; téléportez-le dans ce resort sans aucune transition et il pensera peut-être qu'il a devant lui une vision de l'Occident. Je ne présumerai pas de sa réaction mais il y a de fortes chances qu'il n'apprécie pas ce qu'il voit ; alors peut-être lui semblera-t-il plus simple de tout rejeter en bloc et de camper sur ses positions - aussi extrêmes soient-elles - que d'essayer de s'adapter ou d'établir le dialogue. Quant à nous, est-ce vraiment ce genre d'image que nous voulons montrer de nous, ce qui nous définit, ce qui nous caractérise ? N'est-ce pas un peu réducteur ? Je me suis consolée en me disant qu'il y avait comme moi des gens qui sillonnaient le monde en quête "d'autre chose" et qu'à notre petite échelle nous contribuions à inverser la vapeur.

Je vois d'un oeil nouveau maintenant les difficultés rencontrées par certains maghrébins ou noirs africains nés en France et qui souffrent de ne se sentir chez eux ni là-bas ni ici. Au passage, n'en déplaise à ceux qui voient dans l'augmentation du nombre de mosquées en France une "arabisation" du pays, sachez que les pays du Golfe connaissent eux aussi un ras de marée, occidental cette fois, et il se pourrait bien qu'à terme ils perdent une partie de leur culture. Ce serait un gâchis sans nom, nous le savons bien puisqu'en Europe nous sommes depuis bien longtemps confrontés à ce problème.

Ainsi donc, après avoir longuement vogué sur des eaux tumultueuses, tout a basculé et mes pensées ont pris un jour plus positif. Le décalage culturel s'est estompé, la tourmente s'est atténuée et la paix intérieure est revenue. Mais à l'instar de Chehrazade dont je lis actuellement les doux récits, je vous raconterai cela une prochaine fois, si vous acceptez d'attendre jusque là.

*C'est juste que je commence à en avoir assez de faire semblant et de sans cesse devoir user de diplomatie et faire preuve de compassion avec des gens qui ne font manifestement aucun effort de leur côté pour me comprendre. Et avec ces mots je ferme la parenthèse revendicatrice.

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